Voici un très bon texte de Pierre Sigler qui va exactement dans le même sens que
l'article "Pour
l’abolition du véganisme, pour l'abolition de l'exploitation animale. A propos du nécessaire changement de paradigme dans le mouvement pour les droits des animaux".
________
1. La mobilisation morale
1.1 Exigence de justice et appel à la vertu
La philosophie morale se divise en plusieurs
branches. La méta-éthique analyse les concepts fondamentaux de
l’éthique, l’éthique normative détermine ce qui est bien ou
mal, l’éthique appliquée s’occupe de cas concrets… Reste un
domaine largement inexploré : la mobilisation morale. Comment,
face à un fléau, mobiliser les agents moraux pour y porter remède ?
Je vois deux méthodes possibles : l’exigence
de justice et l’appel à la vertu. L’exigence de
justice est de nature fondamentalement politique : elle réclame
des changements législatifs, institutionnels ou sociaux. L’appel à
la vertu est apolitique : elle demande aux gens d’agir plus
vertueusement, de modifier leur comportement individuel. Pour
combattre la pauvreté, l’exigence de justice consiste (par
exemple) à réclamer l’édification d’un état providence, la
mise en place d’un salaire minimum, la constitution de syndicats,
une redistribution des richesses généreuse (voire, pour les plus
radicaux, un changement complet de système économique et social).
L’appel à la vertu consiste à exhorter les gens à être plus
charitables, les municipalités à ouvrir une soupe populaire, les
patrons à faire un effort vis-à-vis de leurs employés. Il enjoint
les pauvres à être plus solidaires les uns les autres. Il leur
conseille d’éviter les dépenses inutiles, de faire des économies,
de travailler plus dans la mesure du possible, ou de se détacher des
désirs matériels.
L’exigence de justice s’exerce à l’échelon
collectif. Il s’adresse aux citoyens. L’appel à la vertu
s’exerce à l’échelon individuel. Il s’adresse aux personnes
privées : consommateurs, donateurs, croyants, disciples…
Signe de l’apolitisme de l’appel à la vertu,
il peut se faire sous un régime autoritaire, alors que l’exigence
de justice requiert la démocratie (si on veut éviter la prison).
1.2 La cause du mal
Ces deux approches découlent d’analyses
différentes (mais pas antinomiques) des causes évitables des
maux. Pour les tenants de l’exigence de justice, les principales
causes évitables des maux sont des défauts dans les structures
sociales (typiquement, les lois). Pour y remédier, il faut donc
changer la loi, créer, modifier ou démanteler telle ou telle
institution, mettre en place des incitations (financières ou autres)
pour modifier le comportement des gens (la taxe carbone, par
exemple). Pour les tenants de l’appel à la vertu, les principales
causes évitables des maux sont les défaillances des agents moraux.
Un manque de compassion, un excès de cupidité, des passions trop
violentes, un manque d’éducation morale ; bref, le vice. Pour
y porter remède, il faut donc s’adresser aux individus, leur faire
la morale, stimuler leur compassion (par des reportages poignants,
par exemple), les aider à calmer leurs passions violentes (par la
prière, la méditation, ou la lecture d’un énième livre sur les
sagesses antiques), les informer ; bref, stimuler leur vertu.
Les tenants de l’exigence de justice ne nient
pas l’importance des comportements individuels, mais ils pensent
qu’on peut les modifier plus efficacement par des mesures
politiques qu’en faisant la morale à chacun. Qu’il est plus
facile d’agir sur les causes sociologiques des comportements que
sur leurs causes psychologiques.
1.3 Une stratégie lourde de sous-entendus
Se contenter, pour mobiliser les agents moraux, de
l’appel à la vertu n’est pas sans implications néfastes. Cela
sous-entend que l’on se base sur une éthique de la vertu, que ce
qu’on propose va au-delà de nos obligations morales ou est
inaccessible, et que faire autrement est légitime.
1.3.1 Une éthique de la vertu
L’éthique de la vertu est un courant de
l’éthique normative qui se donne pour but l’amélioration du
caractère des agents moraux, le développement de leurs vertus :
la bonté, la générosité, la tempérance, le courage… L’éthique
de la vertu est une morale privée, visant à la réalisation de soi,
à la vie bonne. Elle s’oppose aux éthiques universalistes, pour
lesquelles ce qui est bien ou mal l’est partout dans le monde,
indépendamment des opinions de celui qui agit1.
L’éthique de la vertu a toujours un parfum
d’élitisme. Aristote la réservait aux citoyens. Une école plus
contemporaine d’éthique de la vertu s’appelle le
perfectionnisme. Comme son nom l’indique, le but de cette morale
est de se perfectionner soi-même. Ses contempteurs y voient une
doctrine inégalitaire, pour laquelle il faut favoriser dans la
société les êtres d’exception. Nietzsche est un représentant
exemplaire du perfectionnisme2.
Tout appel à la vertu ne découle pas d’une
éthique de la vertu. Par exemple, une ONG peut appeler les donateurs
à la vertu tout en se basant sur une éthique universaliste (les
droits de l’Homme, par exemple). En revanche, quand on se fonde sur
une éthique de la vertu, on ne peut mobiliser les agents moraux que
par l’appel à la vertu. La vertu ne peut venir que d’une
impulsion intérieure, pas de la contrainte. Il serait absurde de
vouloir interdire la méchanceté ou décréter le courage. À la
limite, on manifeste plus facilement sa vertu dans un monde exécrable
que dans un monde idyllique : un végane doit faire preuve de
plus de vertu (de force morale) en vivant dans un monde spéciste que
dans un monde non spéciste.
Ainsi, un courant de pensée qui n’utiliserait
que l’appel à la vertu donnerait l’impression de procéder d’une
éthique de la vertu et par conséquent de proposer une éthique
personnelle. À plus forte raison si le comportement qu’il veut
propager apparaît au public comme une ascèse prenant la forme d’une
liste d’interdits, ou si ce groupe de personnes se définit par
leur comportement et non par leur idéologie.
1.3.2 Des actes surérogatoires
Par définition, l’exigence de justice énonce
des obligations (« il faut interdire l’excision », « il
faut mettre fin aux discriminations contre les étrangers »).
Alors qu’en règle générale, les actes qu’encourage l’appel à
la vertu sont surérogatoires, c’est-à-dire qu’ils vont au-delà
de nos obligations morales. Donner à une œuvre de charité est
considéré comme une chose bonne, mais pas comme une obligation
morale. Acheter des produits issus de l’agriculture biologique ou
du commerce équitable est considéré comme moralement bon, mais
acheter des produits issus de l’agriculture et du commerce
conventionnels n’est pas perçu comme immoral.
C’est logique : si un acte est vraiment
condamnable, on doit vouloir l’interdire. Si on donne juste des
recommandations, c’est que l’on ne pense pas qu’il soit
légitime de l’interdire. Ou qu’on croit l’interdiction
irréalisable.
1.3.3 Une utopie inaccessible
Souvent, ceux qui appellent à la vertu se
refusent d’exiger des changements sociaux quand ils pensent que ces
changements sont impossibles, que ce qu’ils proposent est faisable
par une petite minorité très motivée, mais hors de portée du
commun des mortels.
L’idée sous-jacente est :
– soit que toute réforme politique est
impossible. Ne reste plus qu’à promouvoir une morale personnelle
pour mieux vivre.
On a observé ce basculement dans la Grèce
antique. Pour mettre en pratique leurs principes éthiques, les
philosophes de l’Athènes classiques ont eu une approche
politique : ils ont imaginé des cités idéales, de nouvelles
constitutions, des réformes politiques et économiques. Mais, à
l’époque hellénistique (celle des royaumes grecs consécutifs aux
conquêtes d’Alexandre), les démocraties directes en Grèce furent
remplacées par la royauté, puis par l’Empire (romain). Comme le
changement politique devenait impossible, sont montées en puissance
les morales et sagesses personnelles : le cynisme, l’épicurisme,
le stoïcisme…
– soit que la nature humaine est mauvaise
et irréformable. Ne reste plus alors qu’à se rabattre sur une
morale de la vertu aristocratique.
Souvent les religions adoptent ce point de vue. La
charité chrétienne consiste à soulager la souffrance, la pauvreté,
mais pas tellement à lutter contre ses causes. La souffrance est due
au péché originel, elle est donc inhérente à la nature humaine
(voire méritée). En outre, dans la morale chrétienne
traditionnelle, on ne se préoccupe que secondairement des
conséquences (on les laisse à Dieu), le but de l’éthique est de
se comporter vertueusement pour racheter ses péchés.
La non-violence hindouiste est aussi un idéal
inaccessible. L’accent est mis sur la bienveillance de l’agent,
sa compassion, le but étant d’améliorer son karma par la vertu.
La souffrance est méritée (on souffre d’autant plus qu’on a un
mauvais karma, c’est-à-dire qu’on n’a pas été vertueux dans
une vie antérieure). Il n’y a donc pas lieu d’abolir les castes,
de traiter mieux les intouchables, de réduire les inégalités
sociales, etc.
1.3.4 Les autres opinions sont légitimes
En en utilisant exclusivement l’appel à la
vertu, on sous-entend aussi que les choses qu’on critique sont
légitimes, même si on arrive à faire comprendre qu’on les trouve
immorales, car tout ce qui est immoral n’est pas illégitime. Par
exemple, on peut être en désaccord complet avec un courant
politique, considérer que, au pouvoir, ses représentants prennent
des mesures iniques, et néanmoins considérer que ce courant a sa
place en démocratie, qu’il serait mauvais de l’interdire, et
désastreux d’instaurer un parti unique, aussi bonnes soient ses
idées.
On peut aussi renoncer à toute exigence de
justice par relativisme moral3,
c’est-à-dire en adhérant à une théorie morale particulière
tout en pensant que les autres « systèmes de valeur »
sont pareillement légitimes.
1.4 L’activation de nos intuitions « éthique de la vertu »
Nous n’a pas besoin de connaître explicitement
l’éthique de la vertu pour penser dans ce cadre. Notre sens moral
fonctionne beaucoup à l’intuition (Haidt, 2001). Parmi ces
intuitions, issues de notre histoire évolutive, certaines relèvent
de l’éthique de la vertu. Avant de s’engager dans une
coopération avec autrui, il est essentiel d’évaluer sa fiabilité.
Pour ce faire, il faut, en se basant sur son comportement passé, se
faire une idée du genre de personne qu’il est (quelles sont ses
qualités et ses défauts, ses vices et ses vertus). Ainsi, nous
pouvons utiliser les concepts, raisonnements et catégories de
l’éthique de la vertu sans le savoir. Un appel à la vertu active,
sans que nous nous en rendions forcément compte, la partie « éthique
de la vertu » de notre sens moral.
2. La stratégie végétariste actuelle
Il est question ici de la stratégie employée et
non du fait d’être végétarien ou végane, ce qui en soi est une
très bonne chose. J’appelle « stratégie végétariste »
celle qui se fonde sur les idées suivantes :
– Consommer végane constitue l’essentiel
de ce qu’on peut faire pour les animaux ;
– Le meilleur moyen d’affaiblir
l’industrie de la viande est d’augmenter le nombre de végétariens
et véganes ;
– S’employer à convaincre les autres de
devenir végétariens ou mieux véganes est la méthode la plus
efficace pour augmenter le nombre de végétariens et véganes.
2.1 Une stratégie fondée sur l’appel à la vertu
Force est de constater que la promotion du
végétarisme et du véganisme repose sur l’appel à la vertu.
D’ailleurs, par définition même, l’éducation (au véganisme ou
autre chose) ne cherche pas à changer la chose publique (la loi, les
recommandations du PNNS, les cours des facs de médecine…), mais la
chose privée (les gens).
Bien sûr, ceux qui privilégient cette approche
sont, la plupart du temps, animés par une morale universaliste, et
souhaitent un changement de société (le simple fait qu’ils
militent le montre). Mais les moyens qu’ils emploient ne sont pas
congruents avec leurs vues. C’est pourquoi le végétarisme est
perçu par le public comme relevant d’une éthique personnelle
(de type « éthique de la vertu », donc) comme étant
surérogatoire ou utopique, et la consommation de viande comme malgré
tout légitime.
En témoignent un certain nombre d’objections
que l’on nous adresse.
– « Personne n’est parfait ! »
Cette objection n’aurait littéralement aucun
sens en réponse à une exigence de justice. Elle n’a de sens que
pour des actes surérogatoires dans le cadre d’une éthique de la
vertu : chacun choisit sa façon de faire sa BA, certains font
un chèque aux bonnes œuvres, d’autres font du bénévolat aux
Resto du cœur, d’autres sont végétariens.
C’est ainsi que la fondatrice de Néoplanète
présente son végétarisme :
« La souffrance m’est insupportable. Le végétarisme est ma manière de dire “non !” On est ce que l’on mange. Et la spiritualité, religieuse ou laïque, commence dans l’assiette. Mon mari, mes enfants, mes amis mangent de la viande et je n’ai jamais tenté de les convaincre car c’est une décision personnelle, une abnégation que tous ne peuvent accepter. »4
– « Mais moi aussi je suis un type
bien ! » (variante je-ne-suis-pas-si-méchant-que-ça :
« de toute façon, je ne mange pas beaucoup de viande »)
L’Elfe, sur le blog Les questions composent,
présente cette objection ainsi :
« Combien m’ont rebattu les oreilles avec leur bonté, leur gentillesse, leur non-méchanceté, leur amour des animaux ou leur comportement responsable… Sans jamais se douter à quel point je m’en badigeonne le nombril avec le pinceau de l’indifférence. Tout ce que leurs démonstrations me suggèrent, c’est que je trouve dommage qu’ils se sentent jugés par mon comportement, ce qui est à des années-lumières de mon objectif »5.
Bien que ce ne soit pas l’objectif, c’est ce
que les gens comprennent du discours go vegan. Là encore, ces
protestations n’auraient aucun sens en réponse à une exigence de
justice.
– « Le végétarisme est une sorte de
religion » ; « les végétariens forment une secte »
En effet, car la morale religieuse est une éthique
de la vertu, et l’appel à la vertu, surtout végétalien, apparaît
aux yeux du profane comme une liste d’interdits alimentaires (pour
ne pas dire de tabous). Voici par exemple comment un médecin engagé
dans la promotion du véganisme présente les choses :
« Être végétalien, c’est non seulement ne consommer aucune chair animale, donc ne manger ni viande rouge, ni viande blanche, ni poisson, mais aussi aucun produit dérivé des animaux. Les végétaliens ne mangent ni lait, ni œufs, mais aussi les produits dérivés du lait et des œufs. Par conséquent, les végétaliens ne mangent pas de fromage. En résumé, les végétariens ne mangent aucune chair animale, les végétaliens aucun produit d’origine animale. »
Le parallèle avec les interdits religieux saute
aux yeux (la citation est de moi) :
Un juif pratiquant ne consomme aucun produit qui ne soit pas casher, c’est-à-dire aucun produit qui n’ait pas reçu le cachet officiel des autorités religieuses. Être juif, c’est ne consommer que des mammifères ayant les sabots fourchus (donc pas de porc ni de charcuterie à base de porc, pas de lapin, pas de chameau, etc). Les oiseaux sont permis à l’exception de 24 espèces impures (Lv 11 :13-19 et Dt 14 :12-18). Ne sont permis que les animaux aquatiques ayant des écailles et des nageoires, un juif ne consomme donc pas de crustacés, coquillages et autres fruits de mer. Les autres animaux sont interdits. Les produits de la terre sont permis sauf les fruits d’un arbre de moins de 3 ans. Est autorisé le lait des animaux purs, mais un juif ne mélange pas les laitages et la viande au cours d’un même repas. Etc, etc.
Citons encore :
- « Les végans se croient supérieurs aux carnivores ! »
- « Les végétariens ont un air tristounet » (traduction : c’est pas terrible comme programme de développement personnel)
- « Chacun son opinion. Tu es libre d’être végétarien, alors laisse-moi manger de la viande »
En témoignent aussi la façon dont les
végétaristes eux-mêmes présentent le végétarisme : comme
un « mode de vie ». Le mode de vie ne relève pas de
l’exigence de justice, ni même d’une morale universaliste ;
il dépend de la personnalité de chacun. Il procède, pour les
personnes les plus morales ou philosophes, d’une éthique de la
vertu, et pour la plupart des gens d’une simple question de mœurs,
d’habitudes personnelles et autres traditions familiales ou
sociales. En outre, la littérature végétariste fourmille
d’expressions propres à l’éthique de la vertu : « mode
de vie sans cruauté », « choisir sans cruauté »,
« mode de vie compatissant », « véganisme :
la voie de la compassion »…
2.2 Les présupposés de cette stratégie
Nous parlons ici des présupposés de cette
stratégie lorsque celle-ci est mise en œuvre par des personnes
animées par une morale universaliste. Quand un végétarien fonde
son végétarisme sur une éthique de la vertu, il est tout à fait
normal qu’il en appelle à la vertu.
2.2.1 Sur tout sujet, les humains ont des convictions et agissent en fonction de ces convictions
Les partisans de l’éducation végane pensent
donc qu’il est indispensable de changer le for intérieur de
chacun. Exemple :
« Mais le véganisme est un mouvement collectif, bien qu’il appartienne à chaque individu d’adopter ce style de vie au terme de réflexions qui doivent lui être propres »6.
Le thème de la réflexion personnelle est très
présent dans les discours végétaristes7.
Typiquement, ils ne se terminent pas par une prescription, que ce
soit une exigence de justice (« il faut abolir la viande ! » ;
« nous demandons la fermeture des abattoirs ! ») ou
un appel clair à la vertu (« vous devez cesser de manger les
animaux ! »). On donne des arguments et on laisse la
conclusion ouverte, libre à l’interlocuteur d’adopter (ou pas)
la même conclusion que nous. Voici la conclusion de l’argumentaire
éthique du site de l’AVF :
« Et quand bien même la souffrance animale serait réduite à une seconde (ce qui n’est pas envisageable dans le cadre de l’élevage intensif), prendre la vie d’un animal alors que ce n’est pas nécessaire (voir notre page santé) est-il un acte juste ? C’est une question à laquelle il existe autant de réponses que de personnes sur terre (sic). »
La figure de style employée (l’hyperbole
affirmant qu’il existe des milliards de conclusions possibles) me
semble symptomatique d’une volonté appuyée de ne pas avoir l’air
de répondre à la question qu’on a eu l’audace de formuler.
C’est une manière imagée de dire : « chacun son
opinion »
Autre exemple à propos de l’éducation végane :
« on ne doit pas dire aux gens de devenir véganes, mais leur en suggérer la possibilité. On ne doit pas leur mettre sous le nez des images d’animaux morts sans qu’ils l’aient demandé, car, qu’on le veuille ou non, c’est une agression et cela tend à les culpabiliser, or ils culpabilisent déjà. »8
On croit donc nécessaire que les gens se forgent
une opinion et agissent en conséquence. Pourtant, quand on demande
aux gens pourquoi ils mangent de la viande, beaucoup trouvent la
question insolite (car il n’est pas coutume de devoir justifier un
choix par défaut). La réponse la plus fréquente est : « Parce
que j’en ai toujours mangé ». Viennent ensuite « parce
que ce serait trop compliqué d’être végétarien » (i.e.
l’offre végétarienne dans les magasins et restaurants est
pauvre), « parce que je n’ai pas envie de me casser la tête »
(i.e. j’ai depuis l’enfance des routines de mangeur de viande et
ça me demanderait des efforts d’en changer), « parce que
j’aime la viande »9.
Aucune conviction personnelle dans ces réponses, aucune idéologie,
seulement le poids des habitudes et la pression sociale10.
Prenons l’exemple de l’homophobie. Celle-ci
n’a pas reculé en occident au cours des dernières décennies
parce que chacun a, en son for intérieur, compris la fausseté du
sophisme naturaliste ou la vacuité du concept de crime sans
victime11,
mais parce que l’homophobie a reculé dans la société toute
entière, qu’il est devenu socialement délicat de tenir des propos
homophobes (et même délictueux depuis 2005 en France).
Car, sur un sujet donné, la plupart des gens
n’ont pas ce qu’on appelle un jugement personnel. Ils font ou
pensent comme leur entourage, ils endossent le choix par défaut de
leur société ou de leur groupe social. D’autre part, ce n’est
pas parce que nous avons une conviction que nous l’appliquons
(Reus, 2010) :
« De façon récurrente, des enquêtes nous informent qu’une proportion notable (et croissante) de la population condamne le mal qui est fait aux bêtes, alors même qu’elle l’entérine par son mode de consommation. Donnons-en trois exemples français :
Selon un sondage réalisé en novembre 2009, 82 % des personnes interrogées pensaient consommer du foie gras au prochain repas de Noël. Un autre sondage, effectué ce même mois de novembre, indiquait que 63 % des sondés estimaient que les oies et canards souffraient du gavage et que 44 % d’entre eux étaient favorables à l’interdiction du gavage.
En janvier 2000, un sondage a été effectué auprès de consommateurs d’œufs afin d’évaluer leur perception des élevages de poules pondeuses en batteries de cages. À une écrasante majorité (plus de 80 %), ils se sont déclarés d’accord avec des propositions décrivant ce type d’élevage de façon très négative […]. À la question “À l’avenir, seriez vous […] favorable à interdire l’élevage de poules pondeuses en cage et n’autoriser que l’élevage en plein air, sachant que cette mesure entraînerait une augmentation du prix des œufs ?”, 86 % des sondés ont répondu “oui”. Enfin, 70 % ont jugé “très important” le critère “bien-être des poules” dans l’achat d’œufs. Or, à l’époque de ce sondage, 90 % des œufs vendus en France provenaient précisément d’élevages en batterie »12.
De même, parmi les partisans de l’agriculture
biologique et du commerce équitables, combien évitent complètement
les produits conventionnels ?
2.2.2 Postulat : Les gens agissent sur la base de croyances individuelles
Dans certains cas, il est vrai nous agissons sur
la base de nos croyances (je pense qu’il pleut, donc je prends un
parapluie) ; dans d’autres cas, nous adoptons les croyances en
accord avec nos actes.
Le cas de la viande relève typiquement de la
seconde catégorie. Nous mangeons d’abord de la viande, et c’est
ensuite que, éventuellement, nous nous faisons une idée sur la
question.
On peut même agir sans vraiment être motivé par
des croyances particulières, de manière routinière, machinale.
C’est le cas, en partie du moins, pour la viande. Les gens en
mangent parce que tout le monde en mange autour d’eux et parce
qu’ils en ont toujours mangé. Autrement dit, chacun fait x parce
que tout le monde (soi compris) fait x.
2.2.3 Corollaire : la plupart des mangeurs de viande sont partisans des abattoirs
La stratégie de la conversion au végétarisme ou
au véganisme repose sur l’hypothèse, corollaire de la précédente,
que (presque) tout mangeur de viande est un partisan de l’élevage
et des abattoirs, soit parce qu’il est un fieffé spéciste, soit
parce qu’il refuse de s’informer pour ne pas être dégoûté des
produits animaux. Dans cette optique, convaincre le grand public
revient à rendre le grand public végétarien (ou mieux encore
végan).
Dan Cudahy (2008) écrit :
« Comme le reconnaît clairement et explicitement le Professeur Francione dans Rain Without Thunder, les cinq critères [définissant une réforme dite abolitionniste] limitent les réformes des pratiques industriels à des changements tellement dévastateurs pour l’industrie (par exemple, résultant en l’élimination de quelque chose essentiel, du genre « tuer des animaux pour la nourriture ») que de tels changements n’auraient aucune chance d’être acceptés dans notre société spéciste actuelle. Seule une société avec une population végane politiquement viable accepterait des changements aussi révolutionnaires. »
Drôle d’argument. En quoi convaincre la
population de devenir végane serait plus facile que de la convaincre
(par exemple) que la viande doit être abolie, ou qu’en principe le
boycott des produits de l’élevage et de l’abattage est quelque
chose de juste ? Ceci n’a de sens que si on postule que tout
mangeur de viande est un partisan des abattoirs (et que
symétriquement tout opposant aux abattoirs est végane).
Les enquêtes disponibles montrent pourtant le
contraire. Voir Reus et Dupont (2012a et 2012b) pour une revue
complète. Voici deux exemples.
Une étude menée par Cazes-Villette (2004) sur le
rapport du consommateur français à la viande révélait que :
– 14 % des personnes interrogées
répondent qu’elles sont en désaccord avec l’affirmation « Il
est normal que les humains élèvent des animaux pour leur viande » ;
– 39 % désapprouvent l’idée « que
l’on puisse tuer un animal par la pêche » ;
– 58,8 % désapprouvent l’idée
« que l’on puisse tuer un animal par la chasse ».
Or seuls 1,2 % des répondants étaient
végétariens.
Une enquête menée aux États-Unis montre qu’en
2011, à la phrase « Si les animaux de ferme sont traités
décemment et humainement, je n’ai pas de problème à consommer de
la viande, du lait et des œufs »,
– 51 % des Américains expriment un
fort niveau d’accord avec cette affirmation (niveau 8 à 10)
– 42 % un niveau modéré (niveau 4 à
7)
– 7 % un faible niveau (niveau 0 à 3)
Ceux qui sont fortement d’accord étaient 63 %
en 2007 et 54 % en 2010.
2.2.4 Corollaire : il faut convertir un certain nombre de personnes au végétarisme avant de pouvoir lancer un débat public sur l’abolition de la viande
C’est effectivement logique si on pense que les
gens agissent en conformité avec leurs convictions, et que donc la
plupart des mangeurs de viande sont pour les abattoirs, et qu’ils
ne peuvent changer d’avis qu’à la suite d’une réflexion
personnelle et approfondie.
Illustration :
« Tu penses que c’est possible d’abolir la viande tant que 98 % des gens en mangent ? Encore une fois, si 98 % des gens fumaient et pensaient que c’est tout à fait normal d’enfumer son entourage, il aurait été tout bonnement impossible de promulguer une loi anti-tabac dans les lieux publics. On ne peut pas faire des lois comme ça sans changer des mentalités. Ça ne veut pas dire que tout le monde doit être d’accord avec une loi pour la promulguer. Mais penser que 2 % de végétariens vont abolir la viande, c’est tout simplement du fantasme »13.
Ce commentaire suppose aussi autre chose :
que l’appel à la vertu est plus efficace que l’exigence de
justice pour décider quelqu'un à devenir végétarien. Or, je pense
le contraire, étant donné les sous-entendus de l’appel à la
vertu (cf. 1ère partie).
Il est difficile d’extrapoler à partir d’un
exemple, mais le cas de l’Inde, où plus du tiers de la population
est végétarienne, ne semble pas confirmer l’idée qu’une large
population végétarienne favorise ou engendre mécaniquement
l’éclosion d’un débat public sur la légitimité de la viande.
2.2.5 Conception sociologique individualiste
Étant donné que l’augmentation du nombre de
végétariens entraîne une diminution de la demande de produits
animaux, et corrélativement une diminution de l’offre,
l’augmentation du nombre de végétariens est perçue comme l’arme
la plus efficace pour affaiblir l’industrie de la viande.
« Le seul moteur du pouvoir politique et économique quasi absolu que l’industrie de l’élevage et de la viande a sur les animaux sont les consommateurs, individuellement ou collectivement, qui cautionnent, demandent, financent, et sont en dernière instance responsables de l’existence de l’industrie de la viande et de sa toute puissance ».
Cette idée me semble découler de présupposés
sociologiques réducteurs.
Tous les individus sont socialement égaux.
Or, ce n’est manifestement pas le cas. Certaines personnes font
plus autorité que d’autre dans tel ou tel domaine. Le président
du PNNS, le directeur de la centrale d’achat de Monoprix ou les
journalistes ont un pouvoir d’influence bien plus grand qu’un
passant dans la rue.
C’est la demande qui détermine l’offre.
Certes, mais l’inverse est tout aussi vrai. Je ne fais pas
simplement allusion à la publicité. De nombreux travaux d’économie
comportementale montrent que l’offre disponible influence
grandement les désirs des consommateurs. La simple disposition des
plats sur un buffet modifie les choix des clients14.
Les gens mangent de la viande parce que c’est l’option par
défaut, parce qu’on en trouve partout.
L’exemple de la législation australienne
concernant les armes à feu illustre l’influence que l’offre peut
avoir sur la demande. Le lobby des armes à feu affirme que les décès
par armes à feu ne sont pas dus aux armes à feu mais à la volonté
de tuer qu’ont certains individus. Ceux dont la volonté de tuer
est si forte qu’ils passent à l’acte n’auraient pas de peine à
acheter des armes sur le marché noir ou à utiliser d’autres
armes. Par conséquent, des lois limitant la détention des armes à
feu non seulement n’empêcheraient pas les meurtres, mais
priveraient les victimes potentielles d’un moyen de dissuader leurs
agresseurs ou de se défendre en cas d’agression, entraînant une
augmentation des homicides. Or, après les réformes de 1996
(restriction drastique des ventes et programmes de rachat des armes
en circulation), les tueries par armes à feu ont cessé. Les
homicides par arme à feu ont diminué à un rythme deux fois plus
important qu’avant la réforme. En seulement dix ans, le taux
d’homicide par arme à feu a diminué de 60 % et celui de
suicide par arme à feu de 65 %. Le taux de suicide en général
est passé de 23,6 à 14,9 pour 100 000 habitants15,
celui d’homicide en général de 1,9 à 1,316.
Il n’y a pas eu d’effet de substitution (en faveur des armes
blanches, par exemple) statistiquement détectable. Il semble donc
bien que la disponibilité des armes à feu augmente le désir de
s’en servir.
C’est l’acheteur final qui détermine la
demande. C’est loin d’être aussi simple. Il est également
vrai que les gens achètent ce qu’on leur propose en rayons.
Rappelons que quatre français sur cinq affirment être contre
l’élevage des poules pondeuses en batterie mais que quatre
français sur cinq achètent des œufs issus de ce type d’élevage,
simplement parce qu’ils font leurs courses sans faire attention, ou
parce qu’ils se laissent tenter par le prix, ou parce qu’il n’y
a plus d’œufs « plein air » en rayon. D’autre part,
quasiment la moitié des œufs consommés le sont indirectement, via
l’achat de plats préparés, de pâtisseries, de biscuits, via les
restaurants, les hôtels, les cantines…
Ceux qui sont sensibles à la cause animale
mais qui mangent tout de même des animaux le font à cause de
blocages psychologiques. Bizarrement, cette idée peut coexister
avec l’idée que le spécisme est omniprésent. C’est notable
chez les francioniens : ils disent que 99 % des gens sont
partisans de l’exploitation, sont imprégnés de spécisme jusqu’à
la moelle, et en même temps que nombre d’entre eux sont néanmoins
mal à l’aise avec l’exploitation. C’est pourquoi Francione
affirme à qui veut l’entendre « Si vous êtes d’accord
avec l’affirmation “il est mal d’infliger des souffrances
inutiles à un animal”, donnez-moi 15 minutes et je vous rendrais
végane ».17
Donc, il convient de contourner ces blocages par
divers procédés : édulcorer le message, mettre en avant des
arguments indirects, avoir une approche marketing et psychologique du
problème. Ce sont ces procédés que nous allons examiner.
3. Les conséquences de la stratégie de réduction de la demande par l’éducation du consommateur
De ces présupposés découlent plusieurs
conséquences sur les comportements et réflexions des militants.
3.1 La méthode « Témoins de Jéhovah »
Consistant à aborder chaque personne
individuellement pour la convertir petit à petit. C’est partir de
l’idée que les mangeurs de viande le sont par conviction et c’est
faire l’impasse sur les déterminants sociaux de la consommation de
viande.
La méthode « Témoins de Jéhovah » a
une conséquence curieuse : en réponse au « blocage »
du passant moyen, les végétaristes18
édulcorent leur message par divers moyens : les arguments
indirects, mais aussi ne pas appeler un chat « un chat »
(ne pas dire que tuer les animaux est immoral, ne pas parler de
meurtre…). L’ennui, c’est qu’à trop vouloir rendre le
message acceptable aux oreilles de gens qui de toute façon ne
deviendront pas d’eux-mêmes végétariens, ou alors de vagues
flexitariens du dimanche, on s’aliène les gens sensibles à la
question animale. Car enfin, même dans le cadre de l’appel à la
vertu, les prochaines cohortes de végétariens ne viendront pas
d’aficionados chasseurs bouchers, mais des 14 % de personnes
mal à l’aise avec le meurtre des animaux. Quitte à faire la
promotion du végétarisme, il semblerait plus opportun de les cibler
et d’ignorer les cris et moqueries des 86 % autres19.
3.2 La place du marketing
3.2.1 La chair est faible
Les éthiciens de la vertu et les universalistes
qui ont la mauvaise idée de fonder leur message sur l’appel à la
vertu sont confrontés à un constat amer : les humains ne sont
pas à la hauteur de la morale qu’ils ont conçue pour eux. En
l’occurrence, les véganes ne courent pas les rues.
Il leur faut donc mettre en place quelques
incitations égoïstes. Les religions promettent le salut (ou une
réincarnation en brahmane). Les promoteurs de l’agriculture
biologique une protection contre le cancer, les végétaristes une
bonne érection et des artères propres.
C’est ainsi que PETA a lancé plusieurs
campagnes sur le thème « Vegetarians have better sex »,
traduit par PETA France en « Les végétariens sont de
meilleurs amants ». Avec comme media des clips mêlant femmes
dénudés et légumes verts, ou des actions de rue centrées sur des
couples (dénudés, toujours) s’embrassant20.
3.2.2 Les arguments indirects
La vigueur sexuelle n’est qu’un argument
indirect parmi d’autres. On appelle « arguments indirects »
les arguments autres que les arguments éthiques. L’idée est que,
puisqu’il s’agit d’augmenter le nombre de consommateurs
végétariens, tous les arguments sont bons. Or, les arguments
indirects ont un défaut majeur : ils ne sont pas contraignants,
c’est-à-dire qu’ils n’impliquent pas d’arrêter complètement
de manger des animaux, encore moins des produits animaux, et encore
moins de fermer les abattoirs et démanteler l’industrie de la
viande. Car enfin, ce n’est pas une portion de poulet fermier par
semaine et une tranche de jambon bio qui vont rendre quelqu'un
malade21
ou détruire la planète22,
ni un peu de parmesan dans les spaghettis, ni un pavé de saumon de
temps en temps. Et d’ailleurs, être en bonne santé ou progresser
spirituellement relève du choix personnel, pas de l’obligation
morale. Du coup, mis sur le même plan que les arguments éthiques,
les arguments indirects aggravent l’impression que le végétarisme
est surérogatoire.
Il s’ensuit que les végétariens qui, croyant
être plus consensuels, mettent en avant des arguments indirects,
passent paradoxalement pour extrémistes, puisqu’à la suite
d’arguments impliquant qu’il est bon de réduire sa consommation
de chair animale, ils l’éliminent complètement. Certains poussent
même leur jusqu’au boutisme au véganisme.
Troisièmement, les arguments indirects brouillent
quelque peu le message général, comme le constate un dirigeant de
l’AVF :
« Alors il est possible aussi que cette conjugaison de réflexions – de raisons, en fait, fasse qu’une partie des gens soient un petit peu perdu et ne sachent plus très bien dans quelle direction ils doivent aller, quels arguments ils doivent accepter, quels arguments ils doivent mettre de côté, pour peut-être un petit peu plus tard »23.
3.2.3 Seulement proposer
Un militant qui parviendrait à surmonter les
sous-entendus de l’appel à la vertu, c’est-à-dire qui
parviendrait à faire comprendre que son appel à la vertu n’est ni
surérogatoire ni utopique, et que l’alternative (manger des
animaux) n’est pas légitime mais criminelle, paraîtrait
fondamentalement agressif. En effet, comme l’appel à la vertu part
du principe que le mal vient du cœur de gens, son discours
impliquerait que les gens sont des salauds. Alors que l’exigence de
justice prend la société à parti et non les individus en
particuliers.
Pour éviter cet écueil, les végétaristes
évitent à toute force d’avoir l’air « d’imposer »
quoi que ce soit, de paraître forcer la main à qui que ce soit (cf.
§ 2.2.1.). Ils affirment qu’ils ne font que proposer un mode de
vie. Je ne te force pas, je te montre juste que c’est possible, et
seulement si tu en as envie. Exemple déjà cité :
« On ne doit pas dire aux gens de devenir véganes, mais leur en suggérer la possibilité. On ne doit pas leur mettre sous le nez des images d’animaux morts sans qu’ils l’aient demandé, car, qu’on le veuille ou non, c’est une agression et cela tend à les culpabiliser, or ils culpabilisent déjà. »
Cela ne fait que renforcer, à mon sens, l’aspect
surérogatoire du végétarisme et du véganisme aux yeux du public.
3.2.4 Être des représentants
La littérature végétariste explique aux
militants qu’ils sont les représentants des végétariens auprès
du public, et qu’en conséquence ils doivent donner envie :
être jeunes et beaux (si possible), en bonne santé, sportifs et
musclés, avoir le sourire et les dents blanches, être sympathiques.
Certains sont de bon sens, les autres sont bons pour des
représentants de commerce, pas des militants.
Dans cette optique, on explique à qui veut
l’entendre que les végétariens ont un QI supérieur à la
population générale, et qu’ils ont parmi eux un certain nombre de
célébrités glamours (d’où cette affiche : « Ils sont
célèbres [photos de chanteurs], ils sont beaux [photos de
mannequins], ils sont intelligents [photo de L. de Vinci, Tolstoï et
Einstein], ils sont sportifs [photos idoines], ils sont
végétaliens ».
Symétriquement, il est convenu de se démarquer
de personnages controversés (à tort ou à raison), comme Peter
Singer ou Brigitte Bardot, au motif qu’ils déparent le mouvement
animaliste dans son ensemble.
En somme, les associations végétariennes
ressemblent plus à des clubs services qu’à des mouvements
politiques ou à des ONG…
3.3 La focalisation sur les causes psychologiques
Comme les végétaristes travaillent à l’échelon
individuel, ils ont tendance à se focaliser sur les causes
psychologiques de la consommation de viande. Pourquoi cette
personne-là, que j’ai en face de moi, refuse de devenir
végétarienne ? Comment la rassurer, la convaincre, lever ses
blocages ? Comment faire pour qu’elle ne se sente pas
agressée ? Comment lui prouver que les plats végétariens sont
savoureux ? D’où les séances de dégustation, les ateliers
de cuisines et autres manifestations conviviales24.
Se focaliser sur les causes psychologiques, c’est
négliger les causes sociales déterminant la consommation de viande
(et de produits animaux en général), notamment : législation25,
subventions à l’élevage, aliments disponibles dans le commerce26,
menus des restaurants environnants, plats disponibles à la cantine,
végéphobie, propagande intense des lobbies de l’élevage et de la
pêche, pression familiale, pression du corps médical, diffusion du
spécisme par les institutions aux enfants, des livres d’animaux à
la crèche jusqu’aux cours de philosophie en terminale, en passant
par les leçons de nutrition en classe de cinquième.
On fait souvent le parallèle entre le carnisme et
le patriarcat. Or, il est remarquable que, pour leurs concepteurs et
diffuseurs, le concept de patriarcat relève de la sociologie, le
concept de carnisme de la psychologie.
Patriarcat : « Une forme
d’organisation sociale et juridique fondée
sur la détention de l’autorité par les hommes » (Bonte,
1991)
Carnisme : « Le système invisible
de croyances, ou idéologie, qui conditionne les
gens à manger certains animaux »27
De la même façon, alors que le mouvement de
libération animale existe depuis une quarantaine d’années, la
notion de végéphobie, un frein social au végétarisme, n’a
été développé que récemment.
De nombreux végétariens affirment qu’être
végétarien est facile et que les mangeurs de viande ne se rendent
pas compte à quel point c’est facile (après une période
d’adaptation, d’acquisition de connaissances diététiques et
culinaires). Je crois au contraire que les mangeurs de viande se
rendent très bien compte des difficultés sociales qu’entraînent
le végétarisme et que ces difficultés les rebutent. La plupart des
gens pâlissent à la seule idée de devoir argumenter en public, de
devoir faire face à l’opposition, voire l’hostilité, d’un
groupe entier de personnes. Beaucoup de gens sont inconsistants et ne
sont pas capables de résister à la tentation d’un met carné,
lesquels sont omniprésents dans notre société. Beaucoup ne
connaissent aucun végétarien dans leur entourage et ont peur de
l’isolement. Bref, comme le dit Martin Balluch, les humains sont
plus des animaux sociaux que des animaux rationnels.
3.4 La focalisation sur le comportement
Un autre effet pervers de la stratégie véganiste
est que, dans les médias, on présente ceux qui s’opposent à
l’exploitation des animaux comme des véganes (et non comme des
antispécistes, sensibilistes, militants pour les droits des animaux,
égalitaristes, opposant à telle ou telle pratique, etc). L’accent
est mis sur leur comportement plutôt que sur leurs idées. S’ensuit
d’interminables listes d’interdits, y compris les plus bizarres,
en lieu et place des arguments moraux.
En 2003, le journal Libération a consacré
un article à la troisième Veggie Pride28.
Environ 70 % de l’article est consacré aux difficultés de la
consommation végane (dépeinte comme un calvaire obsessionnel) mais
surtout à d’interminables listes de produits autorisés et
défendus, jusqu’au plus infime additif des préservatifs en latex.
L’ambiguïté autour du lait maternel illustre
le fait que le public retient du véganisme plus une liste
d’interdits qu’une position morale. D’aucuns se demandent si
les véganes sont contre l’allaitement au lait maternel humain29.
Idée tout à fait saugrenue, mais indiquant qu’ils ont retenu
« les véganes ne consomment pas de lait » ou « les
véganes ne consomment aucun produit d’origine animale »
plutôt que « les véganes sont contre le meurtre des veaux, le
mode d’élevage des vaches laitières et leur ‘‘réforme’’
dès que leur productivité baisse ».
3.5 La réduction à l’homo economicus
Cette réduction consiste à ne voir en un humain
qu’un consommateur, et non pas un citoyen. Beaucoup d’émissions
abordent la question animale sous le seul angle végétariste.
L’émission « Le choix de la rédaction »
sur France Culture, du 20 mai 2013 portait sur « l’abolition
de la viande ». En fait, durant les cinq minutes de l’émission,
il n’est que très peu question de cette revendication politique
(réduite à l’abolition des seuls élevages intensifs) et des
arguments qui la justifient (réduits à « l’élevage
industriel est mauvais pour l’environnement et cruel pour les
animaux »). L’essentiel de l’émission porte sur : la
typologie sur critère de consommation des militants, des plus
modérés (les semi-végétariens et les végétariens30)
aux plus radicaux (les véganes) ; l’ouverture d’un
restaurant végétalien à Paris par une cuisinière qui met en avant
la santé et l’environnement, l’attitude des parents d’une
cliente quand elle a fait son coming-out végétarien, les moqueries
de son entourage, la faible offre de produits et repas sans viande en
France, l’évolution des mentalités. Conclusion : « les
mentalités doivent encore évoluer pour accepter ces régimes ».
Bref, une émission plus axée « tendance
conso » que « débat de société ». Cela qui n’est
pas un problème en soi (il est évidemment légitime et intéressant
de parler des tendances de consommation) mais c’est un problème
dans la mesure où l’émission était censée porter sur
l’abolition de la viande. Cette revendication semble avoir été
perçue comme un simple appel au végétarisme.
Et ceci n’est qu’un exemple parmi tant
d’autres. L214 a lancé une campagne pour obliger Monoprix à
retirer de ses rayons les œufs de poules élevées en cages.
L’objectif de cette campagne est politique : d’une part,
affirmer qu’il n’est pas normal que l’on vende des produits
pareils dans les supermarchés, d’autre part faire plier une
enseigne de distribution, et ainsi obtenir une victoire permettant
des victoires futures concernant d’autres enseignes ou d’autres
produits. Hélas, beaucoup de véganes n’y ont vue qu’une
campagne visant à sensibiliser le consommateur en général et le
client de Monoprix en particulier. D’où les critiques du type
« autant leur proposer d’emblée de se passer d’œufs
plutôt que de les inciter de facto à acheter des œufs de
poules élevées en plein air »31.
4. Conclusion
L'appel à la vertu est probablement efficace pour
convaincre une personne donnée, un proche, un ami, un voisin, de
devenir végétarien. Elle ne l'est pas à l'échelle d'une
population. C'est comme si, sous prétexte qu'une serpillière est le
meilleur instrument pour éponger une flaque, on entreprenait de
vider une piscine avec.
L'un des buts de la stratégie végétariste est
de combattre l'idée que la viande et les produits laitiers sont
indispensables à l'équilibre alimentaire, et corrélativement
d'informer sur la possibilité du végétarisme et du végétalisme.
Or, le mouvement végétarien français existe depuis 150 ans et a
longtemps axé sa communication sur les arguments santé. Avec une
efficacité à peu près nulle.
L'argument écologique est-il plus efficace ?
Cela fait 40 ans qu'on informe les gens en matière d'écologie, sans
que cela ait un effet notable sur leur mode de vie. Seuls ont un
effet notable les changements politico-économiques (pour ne prendre
que le cas des transports : prix des carburants, disponibilité
des transports en commun, interdiction de l'essence au plomb, pots
catalytiques obligatoires, etc).
Plus fondamentalement, y a-t-il un seul problème
moral qui ait jamais été résolu par le seul appel à la vertu ?
L'existence même des lois prouve que l'appel à la vertu ne suffit
pas à changer profondément le comportement des humains.
____________________
1 Alors
que pour l’éthique des vertus, les intentions sont primordiales.
2 Voir
John Rawls, Théorie de la justice, paragraphe 50.
3 Il
ne faut pas confondre le relativisme moral avec le nihilisme moral,
qui nie toute valeur de vérité aux propositions morales, et même
l’existence des propositions morales.
4 http://www.greenetvert.fr/2011/09/30/etre-vegetarien-en-france/34449
5 http://lesquestionscomposent.over-blog.com/article-l-ego-et-la-raison-continuation-du-mythe-de-la-purete-84275138.html
6 http://lesquestionscomposent.over-blog.com/m/article-85475231.html
7 Il
n’a pas pour seule cause l’idée que le comportement individuel
doit découler d’une réflexion personnelle. L’idée est aussi
de ne pas paraître agressif ou extrémiste, cf. infra.
8 http://lesquestionscomposent.fr/pourquoi-je-ne-participerai-plus-aux-actions-reformistes/
9 Cette
explication par une préférence cache de simples routines acquises
dans l’enfance et le poids des tentations carnistes dans notre
société. Car enfin, la plupart des gens ne mangent pas 100 %
des choses qu’ils aiment (ceux qui le font n’aiment pas
grand-chose !). Par exemple, de nombreux métropolitains aiment
la cuisine créole mais ne mangent des plats créoles qu’une fois
tous les 36 du mois. Ça ne leur manque pas plus que ça le reste du
temps, car il existe d’autres plats tout aussi bons.
10 Même
les réponses plus idéologiques (l’homme est au sommet de la
chaîne alimentaire, et tutti quanti) reposent plus sur des
préjugés que sur une pensée élaborée.
11 Un
« crime sans victime » est un comportement réprouvé
socialement mais qui ne cause de tort à personne. En cela leur
réprobation n’est pas légitime aux yeux des conséquentialistes.
12 Le
troisième exemple est l’étude de Cazes-Villette dont nous avons
déjà parlé.
13 http://lesquestionscomposent.over-blog.com/article-pour-en-finir-avec-le-mythe-de-la-purete-96013708-comments.html#anchorComment
14 Pour
une introduction aux travaux d’économie comportementale, voir
Ariely (2008)
15 S
Chapman, P Alpers, K Agho, M Jones, « Australia’s 1996 gun
law reforms : faster falls in firearm deaths, firearm suicides,
and a decade without mass shootings », Injury Prevention
12 :365-372, 2006
16 http://www.aic.gov.au/statistics/homicide.html
17 Il
me semble très curieux de penser qu’il est relativement facile de
convaincre quelqu'un de devenir végan dans un monde carniste mais
que cette même personne va nous rire au nez si on parle d’abolition
de la viande ou de fermeture des abattoirs…
18 C’est
moins vrai des véganistes.
19 Ceci
nous semble être une conséquence de l’habitude qu’ont beaucoup
de végétariens de parler à des murs, que ce soit pour des raisons
indépendantes de leur volonté (les discussions avec l’entourage,
les collègues, et autres relations) ou à cause de certaines
pratiques militantes (les stands de rue).
20 Ce
qui ne va pas dans cette campagne, c’est sa conclusion. Celle-ci
n’est pas « nous sommes en bonne santé », ou quelque
chose dans ce genre, mais : « devenez végétariens ».
On tire du fait que les végétariens sont en forme non pas l’idée
que l’exploitation des animaux est inutile et nuisible, ou que les
préjugés contre les végétariens sont faux (si c’était le cas,
ce serait une bonne campagne), mais qu’il est dans notre intérêt
personnel de moins manger les animaux (« moins » car une
consommation modérée de viande ne provoque pas d’asthénie
foudroyante ou de troubles de l’érection).
21 En
effet, une consommation modérée de produits animaux, comme c’est
le cas, par exemple, dans le régime méditerranéen omnivore, n’a
pas d’effet négatif établi, contrairement à ce que
sous-entendent certains argumentaires santés fallacieux.
22 En
effet, la pollution ou le gaspillage ne posent de problèmes
environnementaux qu’au-delà d’une certaine quantité.
D’ailleurs, en deçà d’un certain nombre d’animaux, l’élevage
n’a aucun impact négatif
sur l’environnement puisque les animaux se contentent des produits
végétaux que les humains ne peuvent consommer (l’herbe des
fourrés ou des terrains non cultivables, la balle des céréales,
les épluchures de légumes, etc). Ajoutons qu’il n’y a pas que
l’élevage qui pollue plus qu’il n’est nécessaire pour
maintenir en vie les humains. Quelqu'un qui refuse en toute occasion
le moindre lardon pour raison environnemental devrait refuser en
toute occasion tout végétal qui n’est pas bio et produit
localement et plus généralement tout bien ou service superflu ou
dont la production n’est pas optimale écologiquement.
23 André
Méry dans l’émission « Terre à terre » sur France
Culture, le 20/02/2010.
24 Ces
manifestations ne sont pas mauvaises en soi, évidemment, mais miser
dessus pour changer le monde me semble aberrant.
25 Exemple
tout bête : les gens achètent des œufs en batterie parce
qu’ils sont autorisés à la vente.
26 Il
est plus facile de se procurer de la viande que des produits
végétariens.
27 http://www.carnism.com/carnism.htm
28 http://www.liberation.fr/week-end/0101443374-les-vegetaliens-des-animaux-comme-les-autres
29 Par
exemple une intervenante dans le débat faisant suite au reportage
« les nouveaux végétariens » (diffusé sur Arte en
avril 2012).
30 Lesquels
mangent du poisson, si j’ai bien compris ce que j’ai entendu.
31 Voir
les débats sur le blog Les questions composent :
http://lesquestionscomposent.fr/pourquoi-je-ne-participerai-plus-aux-actions-reformistes/
http://lesquestionscomposent.fr/debat-faut-il-reformer-lindustrie/
coquille à 1.4 .....Nous n’a pas besoin de connaître .........
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